utilisation variétés histoire
Les origines Pays Bas et les cies maritimes
Rome, Byzance et Bagdad Pierre Poivre brise les frontières
Venise et les grands explorateurs L'expansion coloniale
L'âge d'or du Portugal  
les épices

 

 




1- Les origines : le Croissant fertile et la Mediterrannée  

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Dès le néolithique, on sait que les hommes se servent d'épices et de diverses plantes aromatiques. Dans l'alimentation, elles ont le double rôle de réhausser le goût des denrées et de les conserver. Elles sont aussi utilisées pour leur propriétés curatives et jouent une fonction rituelle par leurs propriétés stupéfiantes.
La plus ancienne mention de l'utilisation des épices connue remonte à l'épopée de Gilgamesh, héros du déluge babylonien, à qui sont servis des fromages épicés et des pâtisseries au goût suave.
Les premières traces de commerce des épices sont relevées dans le Croissant fertile, berceau de la civilisation occidentale, au Moyen-Orient. Sa partie centrale, entre l'Euphrate et Suez, est la plaque tournante du marché des épices.

Gilgamesh
Dès l'origine, la cuisine au Moyen-Orient est marquée par la présence des épices : Safran, sésame, aneth, coriandre, cumin ou pavot d'Orient. Ajoutés aux farines, elles permettent la confection des premiers pains d'épice.
Les Egyptiens font grand usage de parfums et d'herbes aromatiques. Le parfum est le lien avec l'au-delà. Encens, myrrhe et canelle proviennent du "pays de Pount", à l'entrée de la Mer Rouge.

barques et vaisseaux de la 5ème Dynastie
Pour rapporter d'Arabie et d'Abyssinie (Ethiopie actuelle) des épices et autres marchandises rares, le creusement d'un 1er canal de Suez long de 150 km est creusé, sous les pharaons de la 12ème dynastie. Les épices sont à l'origine de nombreuses conquêtes et leur utilisation s'accroît encore après l'invention de l'embaumement.
Au 3ème millénaire AVJC, les Crétois épicent l'huile d'olive qui sert de base à des onguents aromatiques. Les tablettes de scribes font état de prodigieuses quantité d'épices (origan, anis, coriandre) stockées au palais de Cnossos dont les crétois se servent pour parfumer leur vin.
Au 10ème siècle AVJC, le roi hébeux Salomon se voit offrir par la reine de Sabba, reine légendaire d'Arabie, des "aromates en trés grande quantité (...)" ("Le Livre des rois", dans la Bible). Ceci témoigne d'une pratique commerciale terrestre par voie de caravanes. Le "Cantique des cantiques" ainsi que d'autres passages de livres sacrés signalent l'utilisation des épices dans la vie quotidienne des anciens hébreux.
Dès le 14ème siècle AVJC, les Phéniciens, excellents marins, détiennent le monopole du commerce des épices en Méditerrannée, au point qu'elles sont nommées "marchandises phéniciennes".
Les Grecs désignent d'un mot unique, "pharmakon", le condiment, l'aromate, l'épice, le médicament et l'aphrodisiaque. La mythologie grecque fait de nombreuses références aux épices.


navire phénicien
Aphrodite, déesse de l'amour, Hélène de Troie usent de parfums aux saveurs épicées pour faire tourner les têtes.
Au 7ème siècle AVJC, Sapho, poétesse de Lesbos, est la première à célèbrer en grec la myrrhe, l'aneth, le safran et la cannelle. Cette dernière vient d'Inde, de Chine ou de Malaisie.
Au 5ème siècle AVJC, le grec Hérodote, "père de l'histoire" en occident, donne des détails sur la manière dont on récolte les épices en Arabie. Il fait de cette région une terre légendaire et ajoute aux épices une dimension magique. Hérodote déclare : la canelle "pousse dans des lacs peu profonds, près desquels vivent des animaux volants, des sortes de chauves-souris très agressives". Hippocrate, père des médecins, dresse à la même période, un inventaire des propriétés thérapeutiques des principales herbes et épices.
Au 4ème siècle AVJC, les conquêtes d'Alexandre le Grand ouvrent la Route des Indes. Les Lagides, ses successeurs, réaménagent l'ancien canal de Suez des Egyptiens. Grace à lui, arrivent à Alexandrie des épices d'Inde ou d'autres jusqu'alors inconnues qui transitent en Inde, comme le poivre ou le clou de girofle, en provenance de Chine.

2- Rome, Byzance et Bagdad : l'amour immodéré des épices  

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Rome est d'abord réticente à l'usage des épices. Puis, sous l'influence des marchands grecs, les épices, en particulier le poivre, sont recherchées pour accompagner des mets variés et des recettes complexes. C'est qu'à Rome progressivement, la satisfaction des plaisirs devient le moteur de l'existence. L'introduction des épices dans la cuisine romaine constitue l'une des raisons de la politique de conquête de territoires orientaux, oú se trouvent de nouvelles épices.
Au 4ème siècle AVJC, Apicius consacre le triomphe des épices dans son livre éponyme. Il dresse une "liste des épices indispensables dans une maison" : poivre, gingembre, anis, aneth, coriandre, cumin, girofle, safran, citronnelle, pavot.
Au 1er siècle AVJC, l'historien Pline l'Ancien consacre un ouvrage aux épices et aromates dans lequel il décrit la culture du gingembre et de la cannelle, dans la corne de l'Afrique.

banquet romain : Apicius, 4ème s. AVJC
Au 1er siècle APJC, les commerçants indiens amènent des épices sur leurs bateaux cousus (sorte de boutres actuelles) dans les ports du vieux continent. Les Romains eux aussi vont chercher les épices en Inde et jusqu'en Chine, ce qui occasionne un gros déficit commercial pour l'Empire.
L'effacement de Rome au profit de Byzance, dès 324 APJC, déplace le centre du commerce des épices vers l'est, de la Mer Rouge au Golfe Persique. Désormais, 2 empires géants se font face :
l'Empire romain d'Orient et l'Empire Perse. Les capitales des 2 empires croulent sous le luxe et attirent à elles les produits rares dont les épices. En 310 APJC, les prix flambent de sorte que l'Empereur Dioclétien impose des mesures drastiques sur le contrôle des prix pour ne pas destabiliser l'économie romaine. Ses successseurs sont plus laxistes et les finances de Byzance sont mises à mal.

Mahomet : prophète et médecin
L'avènement de l'Islam au 7ème siècle s'explique en partie par les origines du prophète. Mahomet est issu de la tribu des Quoraïchites, maîtres depuis des temps du commerce des épices, des drogues et des aromates en Mer Rouge. Le commerce est considéré depuis longtemps par les Musulmans comme une activité noble, ce qui donne un gage de crédit supplémentaire au prophète. Ce sont les commercants qui les premiers répandent sa parole dans tout l'Islam. Mahomet peut pleinement se consacrer à son activité de prophète sans avoir travailler à côté, par son mariage avec une riche veuve, marchande d'épices.
Il connaît la médecine qu'il ne pratique pas pour ne pas être taxé de "faiseur de miracles" par ses adversaires religieux. Ses connaissances sont consignées dans l'ouvrage "Médecine du prophète". La médecine arabe fait largememt appel aux épices, en particulier la cardamome, le gingembre et les nouveaux épices d'Extrême-Orient tels le poivre et le camphre. C'est à cette époque qu'émergent les grands médecins et scientifiques du Moyen Age. Le botaniste Er'Rafequy, natif de Cordoue en Espagne, établit les caractéristiques des aromates et des épices utilisées en médecine.

"Les très riches heures du duc du Berry"-Jean Colombe, 1485
Après l'effondrement de Rome en 476, l'Europe s'enfonce dans une période d'anarchie et d'invasions. L'occident, à court d'or, ne peut plus s'offrir les épices canalisées par les nouvelles métropoles musulmanes. Il regagne cependant peu à peu son pouvoir d'achat grâce à la vente de fourrures, d'esclaves et d'armes. Le volume des échanges est décuplé en quelques siècles.
C'est ainsi qu'un marchand arabe, Al-Tatoum qui visite la vallée du Rhin au 10ème siècle, écrit :"(...)il est remarquable de trouver (...) quantité d'épices qui ne se récoltent qu'en Extrême-Orient".
La cuisine médiévale raffole de viandes. Pour dissimuler son goût faisandé, elle utilise les épices. Le poivre est la reine des épices sur la table des nobles mais d'autres moins connues et plus chères comme le gingembre et la cardamome, sont très prisées. Les goûts ont changé depuis Apicius : le cumin disparaît pratiquement de la table médiévale alors que le safran, considéré par les romains comme seul médicament, fait son entrée en bouche.
Au 8ème siècle, Bagdad rayonne. Schéhérazade raconte l'histoire fabuleuse de Simdbad le marin, parti chercher fortune dans l'océan Indien. A son retour, son héros raconte :"De là, je revins à Bagdad oú je fis de très grosses sommes d'argent du poivre, du bois d'aloès et des perles que j'avais rapportés". A travers Simdbad, c'est l'histoire des marins arabes qui est dépeinte. Le commerce est particulièrement florissant sur les côtes d'Afrique Orientale.

3- Venise s'impose : les grands explorateurs sillonent le monde  

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Au 10ème siècle, Venise possède des navires de gros tonnage protégés par une puissante flotte de guerre. Elle affiche une préférence pour le transport et le commerce des marchandises de luxe, comme les épices, peu volumineuses donc très rentables. Elle entretient un bon raiseau d'informateurs commerciaux dans les grandes métropoles de Méditerrannée, particulièrement Alexandrie, Byzance et Tyr, avec lesquelles elle signe des accords économiques durables. Venise est l'intermédiaire entre arabes, byzantins et les pays d'Europe de nord. C'est sur les foires de Champagne, situées à mi-chemin, que se vendent les épices.
En 1245, le franciscain Jean du Plan Carpin est le premier d'une série de grands voyageurs à s'enfoncer loin en Asie, jusqu'en Mongolie. Il est suivi par des marchands vénitiens tels Marco Polo, issu d'une famille de vendeurs d'épices, qui traverse le Moyen-Orient, arrive à Ormuz et, de ville en ville, atteint la Chine oú il se met au service de l'empereur mongol Koublaï.
Ceci lui permet de visiter ce mystérieux pays jusqu'au Tibet dont il dit : "(...) ils ont vin de froment, de riz, d'épices, très bons (...) gimgembre et cannelle en grande abondance et d'autres épices qui ne viennent jamais en notre pays".
Il visite l'île de Java puis l'Inde en décrivant à chaque fois les pratiques commerciales des pays visités,dans son "Livre des merveilles du monde". Marco Polo revient à Venise en 1295, après un voyage de 25 ans. Les nouvelles qu'il ramène sont à la fois descriptives et vécues mais aussi fantasmagoriques et colportées. Il contribue ainsi à mieux faire connaître l'origine et le volume de production des épices tout en continuant à faire plâner sur l'Extrême-Orient un tenace halo de mystère.
En 1325, un jeune marocain, Ibn Battouta, part en pèlerinage à La Mecque et poursuit lui aussi son chemin vers la Chine. Il visite lui aussi les plantations du "pays du poivre", le Malabar, en Inde.
Au 14ème siècle, la peste noire ravage l'Europe. On pense alors que la maladie se propage par l'air que l'on respire. Ceux qui en ont les moyens allument des feux d'herbes aromatiques et usent des épices pour s'en prémunir. En vérité, les ballots d'épices transportés par les navires contiennent la source du mal puisque le rat porteur de la peste y fait son nid.


les épices comme monnaie d'échange

"Dante, Virgile et les pestiférés", 14ème s.

victoire de la flotte vénitienne, par Spinelli
En même temps, les turcs connaissent une montée en puissance qui fait de l'ombre à Venise. Dès 1452, ils construisent des forts en Méditerrannée pour contrôler les détroits et taxer les navires marchands. Venise porte secours à Byzance assiégée par les Turcs. C'est un échec : la route de la mer Noire est coupée. Il reste à Venise les routes de Syrie et d'Egypte.
Plusieurs livres de cuisine rédigés en français aux 14 et 15ème siècles, font état de la présence systématique des épices et laissent imaginer la force des plats. C'est le cas du "Viandier", écrit par le maître-queue Taillevent ou encore du "Ménagier de Paris" qui contient une recette de compote de noix verte, préparée avec raifort, moutarde, miel, force épices et carottes.

4- Le Portugal : une nouvelle route commerciale pour la conquête des épices  

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Dès 1434, le prince portuguais Henri Le Navigateur initie l'exploration des côtes d'Afrique. Il fait appel aux compétences de tout ce que la Méditerrannée compte d'aventuriers, de scientifiques et de cartographes. L'invention de l'astrolabe et la construction d'un nouveau type de vaisseau, la caravelle, permet désormais de monter des expéditions lointaines. En 1502, de retour de sa 4ème expédition en Amérique, Christophe Colomb ne ramène en Espagne que du piment et de la vanille. Il faut donc continuer à aller chercher les épices là oú on sait qu'elles se trouvent : l'océan Indien.
Les Portuguais vont mettre à bas le monopole du commerce des épices détenu par Venise, Le Caire, Damas et les turcs. Ils établissent une nouvelle route commerciale maritime, en contournant l'Afrique par le sud. Le commerce des épices va alors doubler en volume pour satisfaire une demande toujours croissante. Le prix des épices est lié aux durées d'acheminement : le poivre et le gingembre qui proviennent du Malabar, en Inde nécessitent des expéditions longues de 1 à 2 ans. Ces épices coûtent moins cher que la girofle, la cannelle et la muscade, en provenance de l'archipel de la Sonde, en Indonésie pour lesquelles 2 à 3 ans de voyage sont nécessaires.
En 1497, Vasco De Gama double le cap de Bonne-Espérance puis arrive à Calicut, en Inde. Il constate la présence de 40 nefs arabes au port et le rajah de Calicut ne semble pas disposer à lui laisser ramener des épices. Il revient donc à Lisbonne et repart en Inde en 1506, promu Amiral de toutes les mers orientales, avec une véritable flotte propre à assurer la domination du Portugal sur le commerce des épices.

Vasco de Gama, Musée de la marine
D'autres navigateurs célèbres tels Albuquerque, Cabral ou Sequeira contribuent ensuite à reculer toujours plus loin les frontières de l'empire commercial portuguais et ce, avec les mêmes méthodes coloniales que celles de Vasco de Gama : incendies, destructions de navires, extermination des musulmans. Désormais, les îles de Timor, de Banda et des Molluques en Indonésie fournissent de précieuses épices. Les portuguais, maîtres des routes maritimes ne permettent le commerce des épices aux autres nations que si leurs navires s'acquittent de lourdes taxes.

Lisbonne en 1572, gravure portuguaise
L'Espagne, pour sa part, est victime du traité de Tordesillas signé en 1494, par lequel elle ne peut exercer son empire qu'à l'ouest, du côté Atlantique. C'est donc par là que Magellan, portuguais en disgrâce appuyé par le roi d'Espagne, ralie l'Indonésie, après avoir franchi les océans par le sud de l'Amérique. Magellan est tué aux Philippines mais son expédition finit la première circumnavigation de l'histoire.
Elle revient en Espagne, au bout de 3 ans, les cales chargées d'épices. Le Portugal crie au scandale et l'Espagne finit par renoncer à ses prétentions moyennant un dédomagement de 350.000 ducats. Elle s'implante de toute façon aux Philippines.
Les Portuguais ont de plus en plus de mal à tenir leur immense empire qui compte 20.000 km de côtes africaines et asiatiques. Macao, Goa, les Molluques, Malacca et Ceylan sont des attaches solides mais ailleurs, les portuguais n'ont que des comptoirs ou des marchés plus ou moins bien protégés, souvent attaqués par des corsaires tels le diéppois Jean Ango ou l'anglais Drake.

5- Les Pays-Bas : l'âge d'or des compagnies maritimes  

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Lisbonne s'enrichit mais elle laisse aux hollandais la tâche lucrative de la distribution des épices en Europe. Dans chaque pays, épiciers et apothicaires s'associent en de puissantes corporations pour distribuer et préparer les remèdes à partir des épices.
Amsterdam, capitale des épices pendant 2 siècles
Hyyen Van Linschoten, secrétaire de l'archevêque de Goa, s'en retourne aux Pays-Bas oú il raconte ses aventures, donne de précieux conseils sur les routes maritimes portuguaises et relate l'affaiblissement de la flotte du Portugal. Forts de ces renseignements, les Hollandais fédèrent de nombreuses compagnies maritimes privées pour créer en 1602 la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales, en vue de ravir son monopole à Lisbonne. Les Britanniques fondent la East India Company, encore appelée "Old John".
Le début du 17ème siècle est donc marqué par une lutte pour la maîtrise des centres d'approvisionnement en épices. Les compagnies tantôt font alliance avec les monarques locaux, tantôt répriment les insurections (Banda, 1624). Les îles changent de main, elles font l'objet de partages ou d'échanges. Dans cette lutte, les Français n'ont qu'un rôle secondaire. Les Anglais sont aux prises avec les Hollandais comme à Amboine, petite île indonésienne riche en clou de girofle oú, se croyant menacés, ces derniers décapitent 9 marchands britanniques, en 1623.
vaisseaux de la Compagnie Hollandaise
La lutte est remportée par les Hollandais : en 1619, ils fondent Batavia (actuelle Jakarta), solide point d'ancrage de leur réseau commercial. En 1640, ils supplantent les Portuguais presque partout en Indonésie. En 1669, au plus fort de sa gloire, la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales possède 40 vaisseaux de guerre, 150 navires marchands et 10.000 soldats.
En 1664, à son tour, Colbert crée la Compagnie française des Indes Orientales (renommée par la suite Compagnie des Indes). Elle ne prospère véritablement qu'en Inde, avec la création des 2 comptoirs de Pondichéry et Chandernagor.

les îles Molluques
Cependant, la victoire des Britanniques à Pondichéry, en 1761, confirme leur domination sur le pays.
Jusqu'en 1770, les Hollandais tiennent l'Indonésie, terre des épices par excellence : ils sont donc maîtres de son commerce. Français et Anglais se disputent l'Inde mais ne les affrontent jamais directement. Les Hollandais veillent à ce que les plants de muscade qui ne poussent que dans les Molluques et ceux du clou de girofle à Banda, ne sortent pas de ces îles. Ils pratiquent la monoculture sur de petits territoires, gèrent les stocks pour maintenir les cours à des niveaux très élevés. Ne négligeant aucun marché, ils commercent avec l'Asie, dans un espace économique déjà organisé, par l'échange d'épices contre des produits européens.

6- Pierre Poivre : la fin des monopoles et des restrictions géographiques  

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A 22 ans, le botaniste français Pierre Poivre au nom prédestiné, a déjà une solide expérience de voyageur en Asie. De retour en France en 1745, son navire est attaqué par les anglais. Blessé, il est amputé de la main et déporté à Batavia. Là, lui vient l'idée de dérober quelques graines aux hollandais pour les faire germer dans les colonies françaises des Indes, malgré la peine de mort encourue. Libéré, il visite les îles Maurice et de La Réunion dont il étudie les ressources agricoles. De retour en métropole, il présente à la Compagnie des Indes son projet d'implantation du poivrier sur ces îles. Il lui faut attendre 1770, pour que, nommé intendant, il puisse mettre en pratique ses visées botaniques. Secondé par le commandant Pruvost, habile négociateur polyglotte, il organise une expédition dans les archipels interdits des Molluques hollandaises.
le jardin des pamplemousses
400 plants de muscadiers et 70 de girofliers sont rapportés et plantés dans le superbe "jardin des pamplemousses", créé par Poivre sur l'île de la Réunion. En 1778, la 1ère noix de muscade est cueillie hors de son bassin originel des Molluques. Des plantes s'en vont vers Madagascar, la Guyane et la Martinique, de l'autre côté du globe. En 1788, on les admire au jardin royal, à Paris.
S'en est donc fini des routes d'échange traditionnelles, de la domination hollandaise sur le commerce des épices, de même que s'envole pour toujours une part de rêve lié au mystère qui les entoure. S'en est aussi fini des grandes compagnies commerciales à qui les états reprennent leurs prérogatives politiques, militaires et économiques, consenties aux siècles précédents. La logique de domination commerciale est maintenant substituée à celle d'expansion coloniale. Le monopole de la "Old John" britannique est aboli en 1813, pour les indes et en 1833, pour la Chine. Ses prérogatives passent au gouvernement anglais en 1854 et ce sont 24.000 soldats qui réintègrent l'armée de la couronne. Sa dissolution est prononcée en 1874.
Mais la culture hors des territoires d'origine ne se fait pas sans mal. Scientifiques et planteurs doivent persévérer pour acclimater les épices dans de nouvelles contrées. Ainsi, il faut 30 ans d'efforts à David Brown et son fils pour que la culture de la muscade et du clou de girofle donne enfin les résultats escomptés, en 1836, dans la péninsule de Malacca. Les efforts déployés à Ceylan sont vains. Les suppositions scientifiques sont d'ailleurs quelquefois inefficaces et ne remplacent pas l'expérience pratique acquise sur le terrain : c'est les cas pour la culture de la vanille dont le procédé de polinisation est trouvé en 1841 par un jeune esclave, Edmond Altius qui va permettre sa production à grande échelle.
Le choix du terrain propice à la culture est mal connu et une terre fertile et supposée bien exposée peut s'avérer impropre à la culture d'une épice. Il faut attendre 5 ans avant de pouvoir faire les premières récoltes. L'irrégularité de la production peut être décourageante pour les planteurs : la production d'un giroflier peut varier de 2 à 10 kg d'une année à l'autre. De plus, les catastrophes naturelles tels les cyclones et les raz de marée peuvent emportrer en quelques minutes le fruit de plusieurs années de travail, sans compter les parasites et les maladies qui touchent les plantes. La qualité des épices est étroitement liée au climat. Il suffit que les pluies aient un peu d'avance pour que le séchage au soleil du gingembre soit compromis et qu'il perde la couleur blanche qui fait son succès.
Le ramassage des épices est lui même très technique et les planteurs doivent former les travailleurs autochtones à ces techniques. C'est le cas par exemple de la cardamome dont le fruit doit être cueilli au moment oú il vire au jaune ou encore de la vanille dont la fécondation se fait manuellement tous les matins.
noix de muscade
Cette formation n'a cependant rien de charitable et les abus des propriétaires sur les travailleurs locaux sont légions. C'est ainsi par exemple, qu'un propriétaire anglais profite de l'illétrisme de ses ouvriers pour s'assurer leurs services sur une longue période. Il omet de leur mentionner la réglementation du travail minimum : le rapatriement payé par le gouvernement à l'échéance du contrat de travail de 5 ans.
Quand les épices ne sont pas cultivées par les colons, l'instabilité des systèmes politiques ou l'archaïsme des traditions locales ruinent les efforts des planteurs indigènes qui y sont soumis : corvées, lourdeur des taxes. Ainsi, l'orientaliste Henri Mouhot qui révèle à l'Europe l'existence des temples cambodgiens, relate qu'une plantation de poivre qui rapporte 40 ticaux de monnaie locale est taxée 39 à son propriétaire.

7- L'expansion coloniale : l'organisation du commerce des épices  

Pendant tout le 19ème siècle, les propriétaires des différents pays se livrent une guerre économique. Les hollandais baissent les prix de leur cannelle de Java pour concurencer celle des anglais de Ceylan, de meilleure qualité et qui reste la plus demandée. Car c'est désormais le consommateur qui fait la valeur d'une épice. Elle devient une marchandise comme une autre qui se démocratise et obéit aux lois du marché.
Au 19ème siècle, à l'heure oú l'expansion coloniale bat son plein et oú les villes d'Europe s'agrandissent sous la grisaille de nouvelles industries polluantes, les colonies lointaines font rêver. En France, le mouvement orientaliste avec ses peintres (Delacroix, Chassériau) et ses écrivains (Loti, Gautier) fondent le mythe de terres lointaines qui offrent une existence meilleure. Le succès des expositions coloniales à partir de 1851 témoigne de cet engouement pour le public. Mais les épices ne jouissent plus du même attrait que par le passé : elles sont détronées par d'autres produits comme le sucre, la banane ou le chocolat qui paraissent correspondre d'avantage à l'image de douceur exotique qui flatte l'imaginaire populaire. Cette désafection, ammorcée depuis le siècle des lumières, comme signe de contestation de la cuisine aristocratique, se concrétise maintenant par la volonté de respecter les saveurs intrinsèques des aliments.
Avec l'expansion coloniale, les femmes des colons vont rejoindre leurs maris sous les tropiques. Phénomène nouveau puisqu'aux siècles précédents, les compagnies commerciales interdisaient à leur personnel le voyage en famille. Dans les colonies, très souvent, une nostalgie de la vie européenne apparaît. Les colons se font expédier à grand frais le vin, la vaisselle et même les journaux d'Europe pour recréer leur environnement d'origine et tenter ainsi d'atténuer la rupture psychologique.
champagne et cristal en Egypte
Là encore, les épices, intimement liées à l'univers culturel et religieux des domestiques et des populations autochtones deviennent le symbole de la différence voire de l'incompréhension culturelle et sont rejetées à ce titre.
Cette désaffection française pour les épices voire cette défiance à leur encontre se traduit au niveau culinaire par l'emploi de nouveaux produits. La dinde mexicaine, les haricots américains sont désormais à la mode. Les saveurs épicées appartiennent au Moyen-Age, on leur substitue celles sucrées et amères. Dans son "Grand Dictionnaire de la cuisine", Alexandre Dumas ne se donne même pas la peine de définir les épices, pas plus qu'il n'énonce les caractéristiques du gingembre, du girofle et de la cardamome. Il met même en garde contre l'utilisation du poivre. Brillat-Savarin ne mentionne leur usage que pour la préparation des marinades. Cette désaffection n'est pourtant pas générale et Baudelaire continue d'afficher son goût pour les saveurs épicées. De même, les Anglais adaptent les épices à leur culture gatronomique : pudding et confitures au gingembre, curries et confits à la muscade. Le roi Georges IV les adore, même si son chef français, Marie-Antoine Carême, réprouve ouvertement la "cuisine ancienne", à base d'épices.
Les cultivateurs d'épices, concurencés par d'autres produits exotiques, sont contraints de s'organiser en associations ou ligues de défense de leurs produits. En 1867, certains d'entre eux commencent à commercialiser la cannelle en copeaux, de qualité inférieure donc moins chère que la cannelle en balles. Les espagnols sont très demandeurs de cannelle sous cette forme pour la fabrication de bâtonnets d'encens et la préparation du chocolat. Les vendeurs de cannelle en balles se regroupent, protestent, sans succès... En 1874, est inventée la vanilline artificielle supposée avoir le même goût que la vanille naturelle mais qui coûte le 1/3 de la gousse. Les producteurs français de vanille se regroupent pour défendre leur produit. Les plants de piment sont eux aussi menacés par la mode anglaise et nord-américaine des cannes ou manches d'ombrelles en bois de piment. Là encore, les cultivateurs s'organisent.
Désormais réunis, les producteurs vont définir des règles précises pour améliorer les techniques de production et d'acheminement des épices. L'aube du 20ème siècle marque le début de l'ère de la standardisation de la production et du commerce des épices. Chaque épice est classée selon sa qualité, sa taille, sa variété puis emballée dans des caisses dont le matériau, la contenance sont eux-même strictement réglementés.
mise en balles de la cannelle à Ceylan
Les tentatives de fraude sont fréquentes, on multiplie les astuces pour masquer les défauts des épices de moindre qualité : les trous causés par les vers dans la muscade sont remplis de mastic; on trempe des vieilles gousses de vanille séchée dans un mélange d'huile d'amende douce et de baume du Pérou pour leur restituer leur douceur; on mélange des épices pulvérisées de bonne qualité à d'autres de moindre facture; on fait passer la cannelle de Chine ou d'Inde pour celle de Ceylan. Des experts sont alors indispensables pour contrôler la qualité des épices, au départ comme à l'arrivée de leur expédition.

épicerie Hédiard
Certains épiciers novateurs qui s'efforcent de proposer de nouvelles denrées au public n'oublient pas les épices. Harrods crée sa food house en 1849. En 1850, Ferdinand Hédiard fonde son "Comptoir d'épices et des colonies". Son homologue Auguste Fauchon s'installe lui aussi Place de la Madelaine, à Paris, en 1886. Les épiciers, distributeurs des épices depuis des siècles, ont désormais le désir de restaurer l'image ternie de leur profession. Ils mettent fin à la commercialisation du "grabeau" (déchets d'épices) pratiquée de longue date malgré son interdiction, ne font plus de mélanges d'épices dans le seul but d'en retirer des profits.
En 1900, à l'occasion du 1er congrès international de l'épicerie, M. WK Mark déclare : "Un danger nous menace (...) présenté par la falsification des denrées. Que cette honorable compagnie veuille bien s'en occuper".
Au delà des seuls épiciers, c'est tout le circuit de distribution des épices qui s'organise, au 19ème siècle, par la spécialisation en multiples fonctions : agents, courtiers, importateurs, grossistes, conditionneurs, distributeurs. Certains grands groupes se créent qui cumulent plusieurs de ces fonctions. Aussage, en France (1833); Mac Cormick et Wagner, aux états-Unis (1847); Noel's, en Grande-Bretagne (1860). Le groupe Aussage est vendu à Maurice Marchand, en 1913. Celui-ci révolutionne la distribution en créant de petits sachets de poivre de 10 à 25 grammes, plus pratiques que les traditionnelles balles de 50 à 80 kg, vendues telles quelles jusqu'alors au consommateur ou en paquets d'un kg. En 1933, il invente le "prêt-à-poivrer", en plaçant des trous sur les poivrières en carton. Celles-ci sont remplacées par le fameux "bob" américain, en verre transparent, à capuchons multicolores.
Depuis les années 1960, les importations d'épices sont en constante augmentation. 275.000 tonnes sont produites dans le monde chaque année; 15.000 tonnes d'épices s'échangent dans le monde chaque jour qui représentent un chiffre d'affaire annuel de 70 milliards de francs. On se sert des épices essentiellement dans l'industrie agro-alimentaire mais le consommateur les redécouvre avec le développement du tourisme, le brassage des populations et la prolifération des restaurants exotiques. Les grands chefs, tels Alain Ducasse, Alain Senderens ou Olivier Roellinger réintroduisent les épices dans leur plats les plus fins pour leur donner de délicates et ingénieuses saveurs orientales.

 
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