|
|
7-
L'expansion coloniale : l'organisation du commerce des épices |
|
Pendant tout le 19ème siècle, les propriétaires des différents pays se livrent une guerre économique. Les hollandais baissent les prix de leur cannelle de Java pour concurencer celle des anglais de Ceylan, de meilleure qualité et qui reste la plus demandée. Car c'est désormais le consommateur qui fait la valeur d'une épice. Elle devient une marchandise comme une autre qui se démocratise et obéit aux lois du marché.
Au 19ème siècle, à l'heure oú l'expansion coloniale bat son plein et oú les villes d'Europe s'agrandissent sous la grisaille de nouvelles industries polluantes, les colonies lointaines font rêver. En France, le mouvement orientaliste avec ses peintres (Delacroix, Chassériau) et ses écrivains (Loti, Gautier) fondent le mythe de terres lointaines qui offrent une existence meilleure. Le succès des expositions coloniales à partir de 1851 témoigne de cet engouement pour le public. Mais les épices ne jouissent plus du même attrait que par le passé : elles sont détronées par d'autres produits comme le sucre, la banane ou le chocolat qui paraissent correspondre d'avantage à l'image de douceur exotique qui flatte l'imaginaire populaire. Cette désafection, ammorcée depuis le siècle des lumières, comme signe de contestation de la cuisine aristocratique, se concrétise maintenant par la volonté de respecter les saveurs intrinsèques des aliments. |
Avec l'expansion coloniale, les femmes des colons vont rejoindre leurs maris sous les tropiques. Phénomène nouveau puisqu'aux siècles précédents, les compagnies commerciales interdisaient à leur personnel le voyage en famille. Dans les colonies, très souvent, une nostalgie de la vie européenne apparaît. Les colons se font expédier à grand frais le vin, la vaisselle et même les journaux d'Europe pour recréer leur environnement d'origine et tenter ainsi d'atténuer la rupture psychologique. |
champagne et cristal en Egypte |
Là encore, les épices, intimement liées à l'univers culturel et religieux des domestiques et des populations autochtones deviennent le symbole de la différence voire de l'incompréhension culturelle et sont rejetées à ce titre.
Cette désaffection française pour les épices voire cette défiance à leur encontre se traduit au niveau culinaire par l'emploi de nouveaux produits. La dinde mexicaine, les haricots américains sont désormais à la mode. Les saveurs épicées appartiennent au Moyen-Age, on leur substitue celles sucrées et amères. Dans son "Grand Dictionnaire de la cuisine", Alexandre Dumas ne se donne même pas la peine de définir les épices, pas plus qu'il n'énonce les caractéristiques du gingembre, du girofle et de la cardamome. Il met même en garde contre l'utilisation du poivre. Brillat-Savarin ne mentionne leur usage que pour la préparation des marinades. Cette désaffection n'est pourtant pas générale et Baudelaire continue d'afficher son goût pour les saveurs épicées. De même, les Anglais adaptent les épices à leur culture gatronomique : pudding et confitures au gingembre, curries et confits à la muscade. Le roi Georges IV les adore, même si son chef français, Marie-Antoine Carême, réprouve ouvertement la "cuisine ancienne", à base d'épices.
Les cultivateurs d'épices, concurencés par d'autres produits exotiques, sont contraints de s'organiser en associations ou ligues de défense de leurs produits. En 1867, certains d'entre eux commencent à commercialiser la cannelle en copeaux, de qualité inférieure donc moins chère que la cannelle en balles. Les espagnols sont très demandeurs de cannelle sous cette forme pour la fabrication de bâtonnets d'encens et la préparation du chocolat. Les vendeurs de cannelle en balles se regroupent, protestent, sans succès... En 1874, est inventée la vanilline artificielle supposée avoir le même goût que la vanille naturelle mais qui coûte le 1/3 de la gousse. Les producteurs français de vanille se regroupent pour défendre leur produit. Les plants de piment sont eux aussi menacés par la mode anglaise et nord-américaine des cannes ou manches d'ombrelles en bois de piment. Là encore, les cultivateurs s'organisent. |
Désormais réunis, les producteurs vont définir des règles précises pour améliorer les techniques de production et d'acheminement des épices. L'aube du 20ème siècle marque le début de l'ère de la standardisation de la production et du commerce des épices. Chaque épice est classée selon sa qualité, sa taille, sa variété puis emballée dans des caisses dont le matériau, la contenance sont eux-même strictement réglementés. |
mise en balles de la cannelle à Ceylan |
Les
tentatives de fraude sont fréquentes, on multiplie les astuces
pour masquer les défauts des épices de moindre qualité : les trous
causés par les vers dans la muscade sont remplis de mastic; on trempe
des vieilles gousses de vanille séchée dans un mélange d'huile d'amende
douce et de baume du Pérou pour leur restituer leur douceur; on mélange
des épices pulvérisées de bonne qualité à d'autres de moindre facture;
on fait passer la cannelle de Chine ou d'Inde pour celle de Ceylan.
Des experts sont alors indispensables pour
contrôler la qualité des épices, au départ comme à l'arrivée
de leur expédition. |
épicerie Hédiard |
Certains
épiciers novateurs qui s'efforcent
de proposer de nouvelles denrées au public n'oublient pas les épices.
Harrods crée sa food house en 1849. En 1850,
Ferdinand Hédiard fonde son "Comptoir d'épices et des colonies".
Son homologue Auguste Fauchon s'installe
lui aussi Place de la Madelaine, à Paris, en 1886. Les épiciers, distributeurs
des épices depuis des siècles, ont désormais
le désir de restaurer l'image ternie de leur profession. Ils
mettent fin à la commercialisation du "grabeau" (déchets d'épices)
pratiquée de longue date malgré son interdiction, ne font plus de
mélanges d'épices dans le seul but d'en retirer des profits. |
En 1900, à l'occasion
du 1er congrès international de l'épicerie, M. WK Mark déclare : "Un
danger nous menace (...) présenté par la falsification des denrées.
Que cette honorable compagnie veuille bien s'en occuper".
Au
delà des seuls épiciers, c'est tout le circuit
de distribution des épices qui s'organise,
au 19ème siècle, par la spécialisation en
multiples fonctions : agents, courtiers, importateurs, grossistes,
conditionneurs, distributeurs. Certains grands
groupes se créent qui cumulent plusieurs de ces fonctions.
Aussage, en France (1833); Mac
Cormick et Wagner, aux états-Unis (1847); Noel's,
en Grande-Bretagne (1860). Le groupe Aussage est vendu à Maurice
Marchand, en 1913. Celui-ci révolutionne
la distribution en créant de petits sachets de poivre de 10 à 25 grammes,
plus pratiques que les traditionnelles balles de 50 à 80 kg, vendues
telles quelles jusqu'alors au consommateur ou en paquets d'un kg.
En 1933, il invente le "prêt-à-poivrer",
en plaçant des trous sur les poivrières en carton. Celles-ci sont
remplacées par le fameux "bob" américain, en verre transparent, à
capuchons multicolores.
Depuis
les années 1960, les importations d'épices
sont en constante augmentation. 275.000 tonnes sont produites
dans le monde chaque année; 15.000 tonnes d'épices s'échangent
dans le monde chaque jour qui représentent un chiffre d'affaire annuel
de 70 milliards de francs. On se sert des épices essentiellement
dans l'industrie agro-alimentaire mais le consommateur les redécouvre
avec le développement du tourisme,
le brassage des populations et la prolifération
des restaurants exotiques. Les grands
chefs, tels Alain Ducasse, Alain Senderens ou Olivier Roellinger
réintroduisent les épices dans leur plats
les plus fins pour leur donner de délicates et ingénieuses saveurs
orientales. |
|